Le karaté est-il vraiment l'art de tuer ? Que cela signifie-t-il ? N'y a t il pas déjà assez de violence dans ce monde de fous ? Que représentent les films qui ont envahi les salles de cinéma ? Est-il vraiment possible de briser une personne, de la casser, de la mutiler ?
Avec ces questions et bien d'autres, nous nous sommes rendus à Versilia pour rencontrer un des principaux maîtres d' oeuvre de la diffusion du karaté en Europe et en Italie, Tetsuji MURAKAMI. Nous sommes accompagnés par deux Maîtres romains, Vero FRESCHI et Antonio MALTONI, dirigeants pour la région Emilia-Romagna de la Fédération Italienne de Karaté.
Nous nous rencontrons dans une salle à Viareggio-bene : le Maître japonais est déjà là. Il nous sourit, se lève et vient à notre rencontre. Il est fort petit, sec, un corps proportionné, gracieux. Le costume foncé qu'il porte, parfaitement coupé, à la française, le fait ressembler à un danseur. Seuls ses yeux trahissent quelque chose de différent, en un instant, nous nous sentons évalués, soupesés, examinés, mais rapidement un sourire apparaît, ce sourire oriental naturel, celui qui dissipe tout, accepte tout.
MURAKAMI est arrivé en Europe en 1957 et son travail d'enseignement a recueilli depuis des approbations toujours plus importantes, ses "stages" sont parmi les plus convoités, les plus recherchés. Le premier qu'il dirigea en Italie date de 1959 à Florence, une année importante à marquer dans le livre des records. L'Italie et la France représentent en effet les deux plus importants pays pour lui dans lesquels il a prodigué et prodigue encore le meilleur de sa technique, la sagesse de la discipline à laquelle il s'adonne. Notre bloc-notes est rempli de questions, mais l'interview, comme d'habitude, prendra une tournure insolite, surprenante.
Maître Murakami et un groupe de karatékas italien à Viaregio en 1964
S & I : Que représentent tous ces films diffusés ces derniers mois ? Qu'y a t il de vrai dans ces techniques ? Etes-vous content de cette publicité ?
M : Il se doit de faire une distinction : dans les films qui sont en train d'envahir l'Italie et l'Europe, il n'y a pratiquement rien qui ait trait au karaté. Il s'agit la plupart du temps, d'arts martiaux chinois, d'arts mineurs.
Les exagérations effrayantes que de tels films présentent ne font qu'attiser l'émotivité que les jeunes se découvrent pour une puissance quasiment invincible et assez facile à obtenir. Il arrive donc que se rendent au gymnase beaucoup de jeunes qui pensent trouver dans le karaté le "cours accéléré pour devenir invincible" ; ce n'est pas que cela nous déplaise. Il peut toujours arriver que l'on trouve des individus doués. Cependant, après qu'ils ont goûté à la signification du karaté et à l'échauffement qui le précède, ils sortent de l'état d'esprit dans lequel ils étaient entrés et l'harmonie revient : on perd toutefois un temps précieux.
Les seules bonnes scènes que j'ai vues au cinéma sont celles du film "Profession : Assassin" produit par Chartoff WINKLER et distribué en Italie par United Artist. On assiste dans une scène à un dur affrontement entre un karatéka convaincu que tous les moyens sont possibles pour gagner et Maître KUBOTA (Fondateur de l'Association de Karaté de Hollywood, l'une des plus importantes ceintures noires de karaté en dehors du Japon) qui démontre comment la pureté du style et de la technique dépasse tout.
Samurais de la période Meiji
|
S & I : Vous avez parlé d'Arts Martiaux majeurs et mineurs : nous ignorons ce que cela veut dire.
M : Parler d'Arts Martiaux, c'est parler de Bushido ou "voie du guerrier" (Bushi : guerrier et Do : voie) et aussi de "vertu militaire" (Bu : militaire et Shido : vertu suprême), mais plus qu'un concept le Bushido est un symbole auquel on doit aspirer, c'est une philosophie de vie qui ne s'explique, ni ne s'écrit, car c'est une pratique qui naît spontanément de l'exercice des Arts Martiaux, de l'entraînement quotidien. |
S & I : Une espèce de code chevaleresque, la règle de vie des samouraïs ?
M : Nous parlions des Arts Martiaux, du Bushido, du terme Do qui signifie Voie. Nous avons grosso-modo quatre Arts Martiaux traditionnels : le Karate-Do (Te veut dire main, Kara nue), le Kendo (Ken = sabre), le Judo (Lutte avec projections, immobilisations, étranglements) et l'Aïkido (Aïki *) : le point commun à tous est le terme "Do" qui signifie Voie, le Bushido. Vous avez parlé de code, de règles. On peut parler d'une espèce de code qui représente la base du Bushido mais qui n'en est pas pour autant la substance. Dans le texte Dokkukodo (Le chemin à parcourir seul) de Miyamoto MUSASHI, le célèbre samouraï du dix-septième siècle, celui-ci évoque les règles suivantes : s'adapter aux traditions morales et sociales, ne pas mener une vie de désirs personnels, conserver l'équilibre dans chaque chose de la vie, penser peu à soi-même et beaucoup aux autres, ne pas avoir de grands désirs dans la vie, ne rien regretter de soi-même, ne pas envier le succès des autres, ne pas éprouver de peine dans les séparations, ne pas nourrir de ressentiment envers les autres, ne pas aimer trop profondément, ne pas haïr, ne pas construire une maison trop grande ou trop belle, ne pas manger trop ou du moins pas d'aliments trop riches, ne pas posséder beaucoup d'habits somptueux ou de bijoux, ne pas être superstitieux, ne pas dépenser d'argent pour autre chose que pour le sabre, ne pas avoir peur de la mort pour le service du Maître ou pour l'aide de son prochain, respecter le Bouddha et les Dieux mais ne pas compter sur eux, ne jamais s'écarter de la "Voie du Samouraï".
Ce sont les règles de profonde morale mais elles ne représentent pas le Bushido. Le Bushido se réalise à l'intérieur de soi-même, après avoir appliqué ces règles. C'est une harmonie, c'est la perfection qui par essence est indéfinissable.
Miyamoto Musashi
|
S & I : Disons alors qu'à la base des Arts Martiaux et donc du karaté, il y a une espèce d'abandon mystique.
M : Rien n'est plus faux. Mysticisme et abandon suggèrent la passivité qui n'existe pas dans le karaté. C'est un art d'activité, de violence, c'est l'art de tuer à mains nues, mais pour vraiment comprendre ce que c'est, il faut se détacher des préjugés, des concepts, des mots et alors on découvre le grand secret du karaté : l'art de se tuer. Le karatéka doit gagner contre lui-même : son corps, ses sentiments. Il doit d'abord "casser" son propre corps, lui ôter toute résistance, puis le modeler, le former. Il faut un entraînement extrêmement dur. Eviter ce qui est facile, chercher ce qui est difficile, se dépasser dans l'effort, aller au-delà de ses limites : c'est dans ces moments-là que nous nous connaissons vraiment, que surgissent nos sentiments : haine, violence, paresse, impatience. Les vaincre est alors extrêmement facile. A travers l'effort, la fatigue, nous arrivons à une connaissance approfondie de nous-mêmes. De cette harmonie intérieure naîtra l'harmonie avec l'univers ... puis nous parviendrons au silence. Un silence différent de celui que l'on perçoit normalement, un silence conquis par nous-mêmes, dont nous serons les seigneurs, les rois ; dans ce silence, nous percevrons l'adversaire, sa présence, son corps, sa respiration, ses intentions. Il tentera de casser notre harmonie. Un certain temps s'écoulera entre sa décision et son mouvement ; c'est pendant cet intervalle, aussi bref soit-il, que nous agirons, c'est-à-dire avant lui. |
S & I : Ceci semble vraiment très bien, mais assez difficile vous ne croyez pas ?
M : Bien-sûr, surtout pour les Occidentaux. J'ai réalisé, pendant toutes ces années d'expérience en Europe, et les Maîtres FRESCHI et MALTONI pourront vous le confirmer, que la chose la plus difficile à enseigner c'est l'extrême fatigue qu'il faut atteindre. Quand quelqu'un a fait une heure d'entraînement, dur, fatiguant, il sent que les jambes ne le maintiennent plus, que le souffle n'arrive plus, que la tête lui tourne, en somme il sent qu'il n'en peut plus, alors seulement commence le véritable entraînement profitable, l'art de se dépasser soi-même, de se faire violence, de se tuer pour se construire dans une dimension différente. Vous parliez de difficulté, bien-sûr, il y en a de quasi-surhumaines. Cependant, il n'y a pas de limites préétablies, exactement parce que l'art du karaté, son Budo, le Bushido, est indéfinissable, par-là je veux dire que chacun définit son propre Bushido, toujours au-delà de ses propres possibilités, possibilités que lui seul connaît. Il n'est pas dit que quelqu'un devienne ceinture noire simplement parce qu'il casse une brique. Peut devenir ceinture noire également une personne atteinte de poliomyélite qui arrive à faire des kata, c'est-à-dire des positions d'un grade inférieur, et ce dernier peut avoir un Bushido supérieur au premier. En fait, il n'y a pas d'unité de mesure. Chacun en a une à l'intérieur de soi-même petite ou grande mais il y a une place pour tous les efforts que chacun peut faire.
Peinture de Miyamoto Musashi
|
S & I : Mais alors, comment fait-on pour juger les passages de grades ?
M : C'est le Maître qui propose le passage de grade. C'est lui qui d'après son expérience, d'après le comportement de l'élève, d'après son propre Bushido, sait à quel point de fatigue l'autre est arrivé. Chacun peut atteindre une fatigue différente mais au moment du dépassement on se découvre tous égaux. C'est un peu le secret de l'art.
S & I : Mais comment peut circuler l'idée que le karaté est violence et est en même temps un sport ? Nous avons quasiment redécouvert une intéressante analogie alchimique avec certaines disciplines ésotériques.
M : Vous voyez au-delà de tant de commérages de ceux qui parlent sans essayer, de certains films, de certaines publicités, il y a vraiment d'autres pratiquants de karaté qui ne pensent pas ainsi. Je ne veux pas commencer une polémique, je veux simplement dire en toute modestie que beaucoup affrontent trop superficiellement le problème. Certains classifient le karaté en deux catégories : les sportifs et les mystiques. |
Pour eux, seulement les sportifs sont valables parce que les autres, c'est-à-dire nous, nous pratiquons le karaté disent-ils comme si nous allions à l'église. Ces gens-là ignorent le vrai sens du Bushido, un art actif, exactement parce qu'il nécessite une fatigue immense. Les samouraïs de l'antiquité vivaient en état de danger permanent. Pour eux, posséder une certaine force et une certaine technique n'était qu'un premier point de départ, la première note de l'harmonie, c'est-à-dire ce n'était pas suffisant. Leur vie était en danger de façon permanente. Pendant qu'ils prenaient le thé ou qu'ils marchaient sur une petite route, ils pouvaient être agressés. Ils devaient être pour cela toujours prêts, toujours éveillés. Il était hors de question qu'ils puissent considérer la pratique des Arts Martiaux comme un entraînement sportif ou penser que le combat était une compétition avec un arbitre et un public. Les samouraïs devaient atteindre une efficacité qui devait dépasser chaque technique. Pour ceci, ils essayaient de développer ce qu'ils appelaient le sixième sens. On dit que Miyamoto MUSASHI, le célèbre samouraï dont nous avons parlé au sujet des règles du Bushido, était capable de juger de la valeur d'un adversaire simplement à sa démarche ou alors d'après la façon dont il prenait le thé. C'est certainement intéressant de pratiquer le karaté comme un sport mais il est encore plus intéressant, si nous tentons d'aller plus loin, à la recherche d'une efficacité plus grande, une efficacité qui nous permettra au cours d'une telle recherche de nous connaître et de lutter contre nos défauts, de connaître les autres et de les aimer, d'atteindre en fait une unité intérieure et de la projeter vers l'univers extérieur et peut-être de contribuer à notre façon à la Paix et à la Vie.
Interview réalisée Roberto FERRETTI
(pour Scienza et Ignoto N°6 Juin 1973
et publiée sous le titre "Karaté : l'art de tuer")
* L'article italien ne reprend pas la signification de ce terme : nous l'avons laissé comme tel (NDLR).
|