Black Belt : Pourquoi pratiquez-vous le karaté ? (*)
Murakami : C’est impossible pour moi de répondre à cette question. C’est comme demander à un fumeur d’expliquer à un non-fumeur pourquoi il fume. Tous ceux qui pratiquent me comprendront, et les autres ne le pourront pas même si j’essaye de l’expliquer.
Black Belt : Qu’est-ce qui vous a poussé à débuter la pratique du karaté ?
Murakami : Je voulais voir par moi-même ce qui était si dangereux dans le karaté. Quand j’étais un jeune garçon, tout le monde au Japon croyait que le karaté était très dangereux et que les personnes qui pratiquaient le karaté étaient dangereuses aussi.
Black Belt : Qu’avez-vous découvert ?
Murakami : Que le karaté n’est pas dangereux du tout. Le karaté est comme un couteau. Vous donnez un couteau à un homme normal, il le mettra dans sa poche et l’utilisera pour couper son steak. Mais donnez ce même couteau à un fou et il blessera quelqu’un. Dans les mains d’un fou même une cuillère est dangereuse. Le karaté n’est pas dangereux, il n’y a pas de danger dans le karaté. Les personnes elles-mêmes sont dangereuses ou non mais cela dépend seulement des individus. Il y a un risque si un fou apprend le karaté mais cette même personne peut acheter un couteau ou un revolver, peut fabriquer une bombe ou conduire une voiture – et le danger est plus grand.
Black Belt : Quel est votre but en karaté ?
Murakami : Mon but, et le but de tout le monde en karaté, doit être le même – la perfection. Mais elle ne peut être atteinte. Je serais un vieil homme et je voudrais encore apprendre quelque chose de plus en karaté. Je voudrais toujours exécuter mieux certains mouvements. Le karaté ne finit jamais si quelqu’un le pratique sérieusement. Peut-être deviendrais-je un grand professeur de karaté, peut-être pas, mais je serais satisfait. J’ai consacré ma vie au karaté et le karaté m’a apporté une façon de vivre.
Black Belt : Que pensez-vous du karaté d’aujourd’hui ?
Murakami : Le karaté n’a pas encore atteint son niveau le plus haut. Si vous prenez le judo par exemple, vous verrez que le judo a atteint son niveau le plus haut en tant que sport et en tant que système. Le karaté doit être perfectionné, systématisé, organisé. Le karaté a déjà fait un énorme progrès.
Black Belt : Pensez-vous que les karatékas d’aujourd’hui sont meilleurs que les maîtres du passé ?
Murakami : Non. Dans le passé, les maîtres de karaté ne faisaient rien d’autre que du karaté et ils étaient réellement exceptionnels. Maintenant un homme doit travailler, gagner de l’argent pour vivre, regarder la télévision, avoir une famille. Naturellement, il ne peut pas atteindre les mêmes niveaux mais alors que dans le passé il n’y avait que peu de grands maîtres, maintenant le niveau général des karatékas est beaucoup plus haut parce que beaucoup de personnes pratiquent le karaté et beaucoup sont très, très bons.
Black Belt : Croyez-vous que toutes les écoles de karaté seront fédérées en un système unique ?
Murakami : C’est le mieux. Nous devons avoir un karaté. Aujourd’hui au Japon quatre écoles dominent : Shotokan, Goju-ryu, Shito-ryu et Wado-ryu. Toutes ont leurs qualités et leurs défauts. D’autres écoles et systèmes sont beaucoup plus petits en nombre de pratiquants et en importance. Mais l’unité est très importante pour un développement plus important du karaté dans le futur.
Black Belt : Croyez-vous qu’un autre Jigoro Kano peut arriver en karaté et unifier tous les systèmes comme le vrai Kano l’a fait avec le ju-jitsu, créant le judo ?
Murakami : Non. C’est impossible pour un seul homme. Jigoro Kano a eu une opportunité car il vivait à la fin de l’ère des samouraïs, quand beaucoup de professeurs de ju-jitsu se retrouvaient sans emploi. Et vous ne devez pas oublier que Monsieur Kano était un homme exceptionnel. Le karaté devra être unifié grâce à la coordination de beaucoup de personnes et je ne crois pas que cela pourra se réaliser dans les huit à dix prochaines années.
Black Belt : Vous mentionnez le judo. Pouvez-vous comparer ces deux arts martiaux et sports ?
Murakami : Ces deux grands arts martiaux ne sont pas comparables. Le judo est meilleur pour les personnes plus petites et plus lourdes et le karaté est meilleur pour les sportifs plus grands et plus minces. Naturellement, il y a de nombreuses exceptions mais cela peut être considéré comme une règle générale. Certains préfèrent le judo, d’autres préfèrent le karaté et c’est une question de goût.
Black Belt : Vous êtes contre l’aspect « casse de briques » du karaté. Ne pensez-vous pas que cela constitue une partie du karaté ?
Murakami : Le karatéka doit renforcer ses mains et jambes mais pas casser des briques. La main doit être endurcie sinon le karatéka peut la blesser quand il frappe quelqu’un. Si vous cassez une brique pour voir, pour vous-même, le niveau de votre habilité et la résistance de vos mains, alors d’accord. Mais beaucoup de gens pensent que casser de briques fait d’eux des experts en karaté. Au Japon beaucoup de gens brisent des pierres et des briques dans les rues avec leurs mains pour de l’argent mais ils ne connaissent même pas le karaté. Ils endurcissent seulement leurs mains pour gagner de l’argent en montrant leur force dans la rue. Tout le monde peut casser une brique après une année de pratique avec un makiwara. Mais le karaté est beaucoup plus que de casser des briques.
Black Belt : Avez-vous jamais utilisé le karaté dans un combat de rue ?
Murakami : Non. Je peux facilement esquiver si quelqu’un essaye de me frapper ainsi je n’ai pas à me battre avec lui. Si cela s’avère nécessaire je peux bloquer n’importe quel coup de poing mais je ne pense pas que cela soit loyal d’utiliser mes connaissances contre quelqu’un qui ne connaît pas le karaté.
Black Belt : Dîtes-nous un peu quels sont vos plans pour le futur ?
Murakami : Je cherche à constituer une Confédération Européenne de Karaté. La Fédération Nationale Sportive Culturelle de Karaté et Kendo France, la Fédération Italienne de Karaté et les fédérations d’Allemagne, Suisse, Yougoslavie et de quelques autres pays sont intéressées par ce projet.
Black Belt : Et pour ce qui concerne vos projets personnels ?
Murakami : Maintenant je dois décider où je veux vivre, parce que ma femme Yoshi et mes fils Yukitoshi (14 ans) et Mitoshi (13 ans) viennent me rejoindre en Europe. Je ne suis pas sûr de vouloir rester à Paris parce que je suis invité à résider en Italie. Je suis un missionnaire du karaté et je dois rester en Europe car ma tâche n’est pas encore remplie. Quand le karaté européen sera développé et suffisamment fort, je retournerais dans ma patrie, le Japon.
Propos recueillis par Zarko Modric.
(*) Interview de Maître Murakami réalisé par Zarko Modric, éditeur de la revue Black Belt au début des années 60 alors que Maître MURAKAMI pratiquait encore le Shotokan.
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