A la rencontre du Karaté-Do et de Me Murakami par R. Pichenet (1963)

   Avant d'exposer à nos lecteurs, les bases philosophiques, techniques de cet apport de l'Orient à la culture physique et mentale de l'Occident, nous voulons remercier le Maître Murakami et ses élèves. Grâce à lui, qui a bien voulu répondre à nos questions et nous permettre d'assister aux exercices de ses karatéistes, nous avons pu approfondir notre connaissance de ce sport martial qu'est le Karate-Do.


   Depuis des temps immémoriaux, les colonies humaines de race jaune ayant divergé vers I'Asie orientale, à partir du foyer mono-génèse de l'Inde védique, se sont forgé une philosophie de synthèse entre I'abstrait et le concret, l'esprit et le corps. Au fur et à mesure que furent définies les voies théologiques de ces peuples : taoïsme, bouddhisme, confucianisme (davantage une règle aristocratique de morale qu'une religion), shintoïsme, cette conception globale de I'existence s'épura, perfectionna les détails et aboutit à un tel dépouillement spirituel que, encore aujourd'hui, elle demeure présente, intacte et sait s'accommoder de I'accès à la civilisation des peuples japonais et chinois, sans rien sacrifier de ses principes, de sa pureté.


   Pour les voyageurs qui ont eu la chance, lors de séjours en Inde, Siam, Malaisie, Chine, Japon, Corée, d'assister à certaines cérémonies des cultes, quelques spectacles ont pu paraître surprenants, relevant de la magie. Du moins, les jugeaient-ils comme tels parce qu'il était évident que personne, au sein de notre race blanche, n'était capable de supporter pareilles épreuves. Or, qu'il s'agisse du bain nocturne dans l'eau glacée, que pratiquent les bonzes tibétains ou de l'Inde himalayenne, de la marche et des danses sur les braises enflammées, à l'honneur dans maintes sociétés bouddhiques du Sud-Est asiatique, de la mastication de tisons brûlants chez les tribus sylvestres de la Haute Malaisie, tous ces faits ne relèvent ni de la sorcellerie ni d’une fidélité dans l'entraînement, mais seulement d'une même école d'éducation psychique, celle de la maîtrise de soi, de la domination de l'être par la pensée, de l'abolition de tout qui, seule, permet de trouver l'absolu.


   Pour les voyageurs qui ont eu la chance, lors de séjours en Inde, Siam, Malaisie, Chine, Japon, Corée, d'assister à certaines cérémonies des cultes, quelques spectacles ont pu paraître surprenants, relevant de la magie. Du moins, les jugeaient-ils comme tels parce qu'il était évident que personne, au sein de notre race blanche, n'était capable de supporter pareilles épreuves. Or, qu'il s'agisse du bain nocturne dans l'eau glacée, que pratiquent les bonzes tibétains ou de l'Inde himalayenne, de la marche et des danses sur les braises enflammées, à l'honneur dans maintes sociétés bouddhiques du Sud-Est asiatique, de la mastication de tisons brûlants chez les tribus sylvestres de la Haute Malaisie, tous ces faits ne relèvent ni de la sorcellerie ni d’une fidélité dans l'entraînement, mais seulement d'une même école d'éducation psychique, celle de la maîtrise de soi, de la domination de l'être par la pensée, de l'abolition de tout qui, seule, permet de trouver l'absolu.


   Cette discipline conjointe des deux parties ésotériques de l'homme, les Japonais en ont fait une des règles de leur existence et bien des épisodes journaliers de leur vie courante y sont subordonnés : la cérémonie du thé, l'ordonnancement des fleurs et des bouquets, les danses rituelles, la savante politesse de l'accueil.


   Pour bien réaliser une chose, il ne suffit point de connaissances et de techniques, il faut aussi que le « mental » sache se mettre en harmonie avec l'inconscient. Il faut sublimer la pensée, savoir aller au-delà. L’une des bases de cette philosophie est le « prajna » ou sagesse transcendantale, capable d'aborder à la fois l'individualité et le tout; les éléments séparés et leur synthèse. Il s'agit d 'un sixième sens très aigu, apte à percevoir avec acuité la réalité par-delà ses apparences. A partir de cette intuition prajnique, le « Satori » interprète les interférences, considère à la fois les facteurs et leur contexte, leur « être » absolu et leur devenir. Il en découle un étonnant mariage du conscient et de l'inconscient. L'individu acquiert une perception totale du monde. Il voit la vie d’une manière très différente de celle qui nous est familière en Occident.

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   Ce mariage du « Zéro et de l'Infini » que quelques autres règles philosophiques ont pressenti mais n'ont pas su atteindre, le Zen japonais l'a réussi de façon particulièrement heureuse. Ce n'est, ni une loi religieuse, ni une mystique, pas plus qu'un concept philosophique, mais une méthode de vie quotidienne, assimilable par toutes les attitudes, les faits et gestes de chaque jour. Ma-T-Sou, un sage japonais, mort en 788, la définissait comme « l'esprit de tous les jours ».


   Le Zen a, longtemps avant qu'Einstein lui donnât ses lettres de noblesse mathématiques, admis la relativité. Obnubilé par nous-mêmes, nous ne voyons plus, en effet, les éléments de la vie tels qu'ils sont, en perpétuelle évolution. Au moment où nous pensons un fait, il est déjà dépassé. Pour donner un exemple, lorsque nous décidons de monter un escalier, les marches, au moment où nous y posons les pieds, ne sont plus, ni dans l'état, ni même dans la situation où nous les avons remarquées, pensées, décidant de nous y appuyer pour gravir I'étage. Cette « mobilité » du « non-vivant » peut paraître surfaite, non appréciable à nos conceptions occidentales, elle n'en est pas moins réelle et d’une grande importance si l'on replace chaque objet dans le contexte général des millions, des milliards de « formes » qui nous entourent et dont, inconsciemment, le plus souvent, nous dépendons.


   Des lors, la méthode orientale du Zen nous échappe, à nous, Occidentaux, si nous oublions les prodiges auxquels elle parvient. En somme, comme I 'explique le Professeur D.T. Suzuki, « il nous faut redevenir comme un enfant, par de longues années d'études dans l'art de l'oubli de soi. Quand cela devient réalité, I'homme pense et pourtant il ne pense pas. Il pense comme les ondées qui tombent du ciel ; il pense comme les étoiles qui illuminent la voûte nocturne, comme les vagues qui déferlent sur l'océan. Il est tout cela en même temps » car, dans la vie, la somme du réel et de l'immatériel de chaque chose est égale. Tout s'équilibre.


   Un autre sage : Hoyen Gosozen, qui a vécu au Xle siècle de notre ère, s'exprime ainsi, après avoir rencontré un homme parvenu à la perfection du Zen : « Voici un homme qui verse la vacuité de l'espace dans une feuille de papier, les vagues de l'océan dans son encrier et le mont Sumeru dans un pinceau par lequel il s'exprime. Devant lui, j'étale mon « zagu » (tapis de prières personnel à chaque moine de Bouddha) et je me prosterne. »


   Cette philosophie orientale, cette conception du Zen trouvent aussi leur application dans les exercices et les sports typiquement japonais, tels le tir à I 'arc (sous la forme chevaleresque qui en a fait l'un des sports nationaux du Japon), le Jiu-jitsu, le Karaté-do. Ce dernier, moins connu, commence seulement à être dévoilé en Occident. Il est difficile de dire s'il est un aboutissement de la doctrine Zen ou s'il est, au contraire, un moyen de l'atteindre. Il est plus probable qu'il est I'un et I'autre.


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   En français, les deux lettres japonaises désignant le mot « Karaté-do » se traduisent par « main nue ». En effet, ce sport repose sur un système de self-défense applicable au corps non armé. II consiste en technique de blocage ou d'opposition à une attaque, immédiatement suivie d’une contre-attaque. Les coups de poing ou de pied sont employés suivant les cas.


   Dans le Karaté-do moderne, on distingue trois rameaux maîtres : les sport, self-défense et art physique, contribuant au modelage du corps.


   Comme sport, I'histoire du Karaté-do est assez récente. Cependant, des règles ont été codifiées avec suffisamment de précision pour que des matches puissent opposer entre eux les élèves de clubs différents. Exercice complet, le Karaté-do fortifie tous les muscles de I 'organisme sans exception et contribue à discipliner la respiration et les réactions nerveuses.


   C'est dans le passé le plus lointain de la vieille Chine que le Karaté-do puise ses racines. II n'est venu sur l'archipel japonais, sous un aspect de self-défense, qu'à une époque assez proche. C'est alors qu'il fut scientifiquement étudié.


   Quant à l'aspect d'art physique, de gymnastique mentale et corporelle, il est presque sans égal. Usant à la fois de souplesse et de coordination, de vitesse et de puissance, il assainit I 'esprit comme le corps. Bien pratique, il repose et désintoxique. Nombreux en sont les adeptes qui lui reconnaissent le pouvoir de relaxer, de réconcilier I'être humain avec sa civilisation. Nullement violent comme on serait faussement tenté de le juger à priori, il est au Japon pratiqué par beaucoup de femmes. Leur corps y gagne en beauté. Leur ligne s'affine, se sculpte en grâce et en force.


   L'art du Karaté do, comme il est exercé aujourd'hui, peut être directement rattaché à une technique d'Okinawa, appelée en Japonais Okinawa-te, elle-même dérivée d’une méthode chinoise de self-défense : le do.


   L'histoire est si ancienne qu’elle confine à la légende. Un moine hindou nommé do Taishi, formé aux doctrines supérieures du Bouddhisme, voyageait alors, de la vallée du Gange à celle du Yang-Tsé, en Chine. II voulait enseigner les « lumières » de Bouddha au monarque de la dynastie Liang. Envisager ce long et périlleux voyage, sur 8 000 kilomètres de distance, à pied ou à dos de mulet, traverser les plus hautes montagnes du globe, était pratiquement inconcevable à cette époque. C'était faire preuve d'une exceptionnelle endurance, à la fois physique et mentale. Encore à I'heure actuelle, un tel voyage demeure pénible, difficile et risqué.


   Au cours de cet interminable périple, le moine demandait asile aux différentes lamaseries et aux monastères échelonnés sur son parcours. II s'arrêta en Chine, au sud de I'Altaï, dans un lieu appelé Shaolin-Szu et enseigna aux moines qui s'y étaient retirés le «haut esprit» du Bouddhisme. On rapporte que sa discipline était si rude que la plupart de ses novices s'évanouirent des le premier jour de I'enseignement. Afin de pallier leur faiblesse physique, il décida donc de leur apprendre, grâce à l'esprit de Bouddha, la méthode conciliant et unissant I'âme et le corps. II leur promettait l'accession à la «purification», à la «lumière» au prix d'exercices intellectuels et d'une gymnastique corporelle émaillés d'un ascétisme conforme aux principes de leur religion.


   Cet enseignement destiné à augmenter I'endurance du corps et son coefficient de résistance, fut résumé dans un recueil de pratiques physiques et mentales : le «I Chin Sutra». Au bout de quelques temps, les.moines acquirent une telle réputation de force que les «bandits» chinois de grand chemin évitèrent de les affronter et que, sous leur autorité, la paix régna sur la région où s'étendait leur pouvoir spirituel. Plus tard, ils devinrent, au service de I 'Empereur, les meilleurs combattants de Chine.


   C'est sans doute au cours des siècles ayant juste précédé notre ère, que le do s'implanta dans l'île d'Okinawa, au centre de l'archipel des Ryu-Kyu, en mer de Chine. Il y fut sans doute importé avec de nombreux éléments de culture chinoise, au cours d'invasions, ou à l'occasion d'échanges commerciaux. Se combinant avec une technique locale de combat à main nue, plus ou moins apparentée à notre « lutte libre », le do devint le Okinawa-Te. On sait peu de chose de l'histoire du développement de ce pré-Karaté à Okinawa. On dit seulement que voici cinq cents ans, afin d'éviter toute opposition à son régime, le roi Hashi ordonna la saisie de toutes les armes et interdit leur possession. Dès lors, les griefs ne se pouvaient régler qu'à main nue et I 'Okinawa-Te fit bien des adeptes, apurant sa technique. Ses progrès furent à nouveau sensibles deux cents ans après, lorsque Satsuma, monarque issu d'une invasion étrangère, mi-mongol, mi-chinois, reconfirma la loi interdisant I 'usage des armes.

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   Depuis son introduction au Japon vers 1920, sous l'influence du Maître Funa Koshi Gichin, devenu Ie Karate-do, ce sport a trouvé un terrain moral, mental, physique à sa mesure. Ses progrès ont été si foudroyants qu'il s'est porté au niveau de I 'art martial national : Ie Jiu-jitsu (il n'y a pas concurrence à proprement parler: les deux techniques ne se nuisent pas ; on ne peut dire non plus qu'elles se complètent). A présent, solidement représenté par de nombreux et féconds clubs japonais, le Karaté a ses lois, sa noblesse, ses professeurs, ses champions, et essaime à travers le monde. Des écoles se sont créées en Occident et, en particulier, en Europe, sous la responsabilité de maîtres nippons. En France, par exemple, le Maître Murakami, arrivé il y a seulement quelques années, a fondé un club remarquable ou plusieurs centaines d'adeptes étudient, forgent leur âme et façonnent leur corps, se perfectionnent, passent les « ceintures », parvenant à force d'application et d'efforts à l'honneur de la ceinture noire.


   La force qu'utilisent les techniques du Karate-do, à la fois défensives et offensives n'est nullement mystérieuse ou ésotérique comme on pourrait le croire. Au contraire, c'est suivant une logique parfaite le résultat de I 'application au corps humain de certains principes scientifiques anatomiques et physiologiques.


   C'est cette connaissance basée sur I 'organisation même du corps humain, donc sur un facteur permanent et constant, qui permet au karatéiste de trouver des « ouvertures », d'exécuter des mouvements appropriés, au bon moment. Avec de I 'expérience et à un stade élevé de ce sport, il est possible de lire dans les yeux, dans l'attitude de I 'adversaire le mouvement qu'il a l'intention d'accomplir. On peut ainsi prévenir le coup avant que celui-ci n'ait été porté.


   L'acquisition de quelques principes physiques est indispensable au départ. Tout d'abord, la notion du « maximum de force ». Elle est directement proportionnelle au degré de l'expansion musculaire et de la contraction. La puissance effective d'une force est, en revanche, inversement proportionnelle au temps pendant lequel cette force est mise en jeu. Dans le Karate-do, la force est d'abord accumulée sous I'expression de vitesse puis, à la fin du mouvement, c’est cette vitesse qui est convertie en « impact ».


   Ensuite, vient l’idée de « concentration de force ». Une théorie de mécanique I‘explique : toutes choses étant égales, plus le temps d‘application d‘une force est bref, plus celle-ci est efficace. De même, plus nombreux sont les muscles mobilisés pour un mouvement, plus grande est la force qui en résulte même si la majeure partie de ces muscles est fort éloignée de I‘extrémité du corps où se concentrera I‘énergie. Ainsi les forces produites par les seuls faisceaux musculaires de la main ou du pied sont très faibles. Elles n‘acquièrent de I‘efficacité que si elles sont soutenues et renforcées par les muscles du bras ou de la jambe, et par ceux des ceintures scapulaire ou pelvienne. L‘énergie utilisée dépend donc de la résultante des forces engagées, dans un ordre qui doit être strictement chronologique, par les différents réseaux musculaires de l’organisme.

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   Quand les muscles sont bien coordonnés, la résultante est très forte. Au contraire, quand ils agissent en ordre inverse ou en sens différents, la résultante tend vers zéro par annulation des forces originelles.


   Ces principes, également valables pour tous les sports virils : escrime, boxe, etc, suivent étroitement les lois mathématiques de la cinématique. Ils ont permis de faire progresser la connaissance anatomique de l’homme. Nous savons ainsi que les muscles abdominaux et pelviens sont puissants mais lents. En revanche, ceux des extrémités : pied, poing, sont rapides mais faibles. Les premiers doivent donc être introduits d‘abord dans le mouvement, se transmettant aux seconds et les portant dans I ‘achèvement du coup.


   Un troisième principe consiste en I‘utilisation maximale de I’action-réaction, c’est-à-dire de la réaction force, de ce recul qui accompagne tout mouvement vif, dirige vers I‘avant. Par exemple, lorsque nous marchons, le balancement-en arrière d‘un bras compense le déplacement en avant de la jambe opposée. Lorsque nous projetons brutalement vers I‘avant notre bras droit, tout l’ensemble épaule et bras gauche s’anime, sous l’effet d’un bref déplacement inverse. Savoir doser et maîtriser ce recul, cette « réaction », c’est ce que réalisent les artificiers en balistique .avec le canon sans recul : l’ajouter à la force d’action du mouvement qui frappe. Le karatéiste apprend donc, en même temps qu’il donne un coup de poing, à tirer et serrer avec une force égale son autre main, sur la hanche opposée à celle qui porte le déplacement du poing.


   Enfin, il s’ajoute a ces rapports vitesse / mouvement, force/réaction les impératifs respiratoires valables à tous les autres sports. Le blocage de I‘air durant une technique crée un temps mort préjudiciable. II faut expirer le plus violemment possible, chasser brutalement le gaz des lobes pulmonaires supérieurs tout en conservant I‘air abdominal des lobes inférieurs et, pour accroître cette simultanéité musculaire pulmonaire, sauter, bondir, afin de fouetter les faisceaux muscles du thorax et faciliter leur contraction.


   Les facteurs psychologiques ont une importance capitale que beaucoup de karatéistes jugent déterminante. Ce sport implique un contact entre deux ou plusieurs êtres humains et, souvent, le plus fort sur le plan caractériel, domine le plus musclé, le plus entraîné physiquement.


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   «Mizu no Kokoro », disent les Japonais. Cela peut se traduire par « un esprit comme l‘eau » et exprime la domination du « soi ». II faut que I'esprit devienne calme comme la surface d’une eau dormante. En poussant plus loin le symbolisme, I'être mental du karatéiste doit être empreint d'une absolue quiétude, ainsi que le miroir d'un lac reflète les mouvements des oiseaux le survolant, les yeux de cet homme verront l'âme de I'adversaire. La réponse sera donc immédiate et appropriée. Au contraire, si la surface de l'eau est tourmentée, si I'esprit est agité par des complexes, des appréhensions, par la peur, même par des pensées d'attaque et de défense qui ne soient pas instinctives, il ne saisit plus les intentions du contexte. II ne décèle plus ce que va faire I'adversaire et laisse ainsi un « trou » non comblé, une faille dans sa garde.


   Cette quiétude de I'esprit, cet « aperçu général » que le karatéiste doit sentir d'emblée sur tout problème, les Nippons I'expriment aussi par I'expression Tsuki no Kokoro. Elle traduit une tension latente et perpétuelle. II faut toujours demeurer sur le qui-vive, non pas contracté mais bander ses réflexes de façon à les mettre en position instantanée de réplique. D'ailleurs, physiologiquement ainsi que mécaniquement, il est prouvé que la position idéale de repos d'un nerf ou d'un ressort n'est pas un état de détente absolue mais une certaine pression, légère et constante.


   Pour atteindre cette maîtrise de soi, une communion parfaite est nécessaire entre I'esprit et la volonté. Ainsi, si l'on « voit » les intentions de I'adversaire, mais si aucune volonté d'agir, de prévenir n'en découle, le don intellectuel de la prescience ne se traduira par aucune efficacité de fait. Le temps d'étude nécessaire pour parvenir à cette synchronisation dépend des possibilités intellectuelles et physiques de I'élève.


   A un stade supérieur, le karatéiste aborde le « Kime ». C'est d'ailleurs une perfection très difficile à obtenir, que peu de Japonais ont maîtrisée et qui n'est pas, actuellement, à la portée de plus d'une dizaine d'Européens. Il s'agit de la concentration de toutes forces concrètes et abstraites du corps, en un point déterminé et à un instant prévu. Cela implique une double coordination physique et mentale, d'une absolue rigueur. Sans le Kime, le Karaté ne serait qu'une sorte de danse, un art sans doute esthétique mais nullement psychologique et martial. C'est le Kime qui confine aux limites du métaphysique et transpose sur un plan ésotérique des exercices purement humains.


   Pour mieux I'expliquer et le comprendre, considérons I'un des « coups » du Karaté : le Gyaku-Zuki. Le poing est projeté droit, en avant du corps et, simultanément les hanches, le bassin pivotent dans la direction du coup. Ainsi, la force des hanches, du tronc, est transmise aux épaules puis au point d'impact. Le mouvement gagne en vitesse et en puissance.


   Ces deux éléments du vecteur « force » doivent être minutieusement dosés, la faute la plus fréquente étant d'utiliser trop de puissance au détriment de la vitesse. En outre, le principe du contrôle de la respiration joue un grand rôle. On doit expirer rapidement à la fin du mouvement d'approche, quand le poing se présente à proximité de la cible puis, au moment exact du choc, tous les muscles du corps doivent être, un bref instant, contractés.


   La vitesse est d'abord accélérée, avant d'être transformée en puissance. Les maîtres japonais, souvent d'une structure anatomique menue, de taille modeste et apparemment fragile, développent ainsi des forces de choc surprenantes, infiniment supérieures à celles de nos pugilistes occidentaux, abondamment musclés, lourds et d'aspect impressionnant. Il ne faut pas oublier que cet effort total à l'instant précis de l'impact doit être instantané. Un centième de seconde après, les muscles seront relâchés ; on doit inhaler de I'air et être prêt à un autre « moment » de concentration.


   Contrairement à ce que nous imaginons aisément en Occident et qui avantage les sportifs professionnels de nos sports de combat, les arts martiaux japonais tels Jiu-jitsu, Karate-do, ne sont nullement I'expression d'une tradition guerrière ou chevaleresque nippone. Tout se passe comme si les premiers experts japonais - qui détenaient souvent des postes pédagogiques importants dans les Universités du Soleil Levant - avaient mieux assimilé que nous nos fameuses notions de rationalisme et de pragmatisme. Ce que I'on appelle « I' organisation scientifique », technique que les Blancs pensent avoir récemment découverte et qu'ils appliquent volontiers en ces années 60 du XXe siècle, aux méthodes de travail, a été depuis longtemps pressentie par les fondateurs du Judo et du Karate-do.

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   Ainsi, toutes les vieilles notions empiriques de combat furent-elles passées au crible de I'expérimentation et de la raison. II y a au Japon une « recherche » toujours plus rigoureuse et féconde dans le domaine des techniques martiales, une volonté des Maîtres de faire avancer leur Art. Si les méthodes du Judo entraînent avec elles une connaissance profonde de l'anatomie, des grandes lignes de force physiologique empruntées à la philosophie médicale chinoise, celles du Karate-do, doivent davantage à l'esprit pur.


   C'est dans ce souci de perfectionnement constant, d'évolution perpétuelle que les sports de combat japonais deviennent des Arts. Ils sont en continuel devenir, ainsi que les choses vivantes.


   Pour reprendre un schéma désormais classique tant il a été utilisé depuis exactement un siècle : le réveil du Japon à la civilisation mondiale - les Nippons, dans un cadre construit d'après les apports techniques et culturels de I'Occident se sont lancés avec la fougue et la détermination caractéristique des Orientaux à a la poursuite d'un mariage entre leur philosophie ancestrale et le moderne. Ils y sont parvenus. Ainsi, l'esprit occidental qui progresse dans ces sports martiaux, qui tente de les appréhender, retrouve de temps à autre des points de repère familiers. II n'est pas totalement dépaysé.


   On peut se demander quel est I'apport culturel et spirituel des techniques martiales. Certains considèrent que, dans ce domaine, I'esprit du Karate-do est spécifiquement oriental, voué par essence aux peuples de I'Asie de I'Ouest. D'autres pensent, au contraire - et sans doute à juste raison - que la ligne même de cet esprit du Karaté est « humaine », c'est-à-dire adaptée à tous les hommes quels qu'ils soient et de toutes origines. Le décalage nettement perceptible au premier abord provient du fait que les philosophies d'Orient, celles d'hier et d'aujourd'hui, demeurent fidèles aux principes de base de la morale individuelle et sociale, notions qui, dans nos pays d'Occident, sont oubliées quand elles ne sont pas sciemment méprisées.


   Pour le jeune Européen, I’étudiant français qui désire devenir Karatéiste - ou Judoka - trois grandes règles morales sont indispensables : la ténacité dans l’effort ; la concentration mentale favorisant I’unité dans l’isolement au sein du monde extérieur, et non I’émiettage des pôles d’intérêt, I’éparpillement de la force vive de tout individu ; enfin, le souci de l‘esthétique du geste, Ie sentiment du beau, du pur. Cet ensemble de principes réalise la confiance en soi, en l‘instinct, d'une manière sans doute dérivée des croyances hindouistes sur l'énergie vitale.


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   L'Oriental éduque ses réflexes par l'entraînement mais, au moment de l'action, fait entièrement confiance à sa volonté ; il n'est alors plus temps de réfléchir, le geste, le mouvement, la réaction doivent être instantanés, découlant du processus physiologique normal.


   Il y a une morphologie du Karate-do, comme on a pu en définir une du Judo. Elle est très voisine de celle des danseurs ; la mobilité, la souplesse étant la clé de l'attaque. Mais les techniques des deux sports n'ont aucun rapport. Au Karaté, les coups sont toujours portés directement, il n'y a pas de fioritures, pas de finesses ; la trajectoire est directe et parcourue en un laps de temps minimal. Les coups varient suivant que la région visée est solide (parties osseuses), molle ou liquide (organes abdominaux), ou concerne les centres nerveux.


   Dans le premier cas, une déformation minime suffit à assurer I'objectif (fractures, par exemple, d'où immobilisation de I'adversaire). Dans le second cas, le coup est porté plus en profondeur. Il ne faut pas viser le plexus solaire mais la colonne vertébrale située en arrière, comme si I'on voulait traverser le corps. La déformation est ainsi maintenue pour entraîner les surpressions qui lèsent les organes de contact.


   Enfin, vis-à-vis des pôles nerveux, c'est la vibration qui est recherchée, elle suffit par elle-même à produire l'effet de choc. Bien entendu, tous ces principes concernent l'absolu du Karaté. En club, lors de I'entraînement normal et habituel, les coups sont arrêtés par la seule volonté de chaque karatéiste, avant même le choc. Il n'y a pas d'impact, le combat n'est que simulé mais ses conséquences physiques et morales sont intégralement préservées.


   L'adhérence au sol est un autre élément de base du Karate-do. Il faut se visser, à pieds nus, sur le sol. La prise doit être d'une rigidité à toute épreuve. Il importe en effet que sous la puissance d'un choc l'individu ne plie point, absorbe l'énergie reçue sans ployer, sans se déformer, de façon à ne pas compromettre sa contre-attaque immédiate, la portée de son propre coup. Pour cela, le corps se tasse, le centre de gravité s'abaisse. Il y a contraction de toutes les forces abstraites et concrètes dans une masse plus compacte. Cette technique, lorsqu'on la possède à la perfection, aboutit au kaï, au fameux cri surnaturel, expression de transposition de tout l'influx vital humain en un seul et unique point du corps, donc sous une intensité exceptionnelle.


   Ce cri que peuvent pousser en plein effort les grands maîtres japonais des arts martiaux est très impressionnant ; il peut se révéler mortel par paralysie des centres nerveux chez I'adversaire.


   Le nombre des coups classiques du Karate-do est important. Parmi eux, citons le oï-zuki, coup de poing direct; le mae-geri, coup de pied donné avec la plante, immédiatement en arrière des orteils ; le fumi-komi : successivement flexion de la cuisse, et de la jambe, qui se colle contre la poitrine, puis détente. Quant aux parades, aux blocages des coups de I'adversaire, ils s'inspirent de lois identiques et se groupent en divers ensembles : Jodan-uke, Ude-uke, Joko-uke, Shuto-uke, Gedan-baraï.


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   C'est au cours des « Katas » ou confrontations que le Maître juge des progrès de ses élèves et que ces derniers perçoivent leurs erreurs et leurs améliorations. Selon que les combats, toujours livrés contre plusieurs adversaires, sont plus ou moins avancés en technique, les Katas sont appelés : Eian shodan, Eian nidan ou Sanpan, Godan. Ces pratiques conduisent au combat libre : le Ji yu kumite.


   Un traditionnel cérémonial accompagne le Karate-do, dans la plus pure ligne de la politesse nippone et du respect, de rigueur entre individus. On y retrouve certains de ces préceptes d'honneur dont les preux de notre Moyen Age faisaient grand cas et que notre civilisation a sans doute bien imprudemment balayés comme superflus. Toute leçon, tout combat commence et finit par le salut, à la japonaise, imposant dans sa simplicité.


   Quant au costume, très semblable à celui du Judoka, il consiste en un kimono de toile, à ceinture. Cette dernière est blanche pour le néophyte et correspond à la classification nippone des 6e et 5e Kyu. Elle est verte pour le 4e Kyu, violette pour le 3 e Kyu, marron pour les 2e et 1er Kyu. Ensuite, on aborde avec la ceinture noire la succession des Dans (cinq au Karaté) qui, comme pour le Judo, légalisent le niveau de perfection des Maîtres. Des examens très stricts, un code précis règlent les « passages » de ceintures.


   Actuellement, le Karate-do commence à sensiblement se développer en Europe et surtout en France. Nombreux sont ses adeptes dont quelques-uns ont obtenu la consécration d'une ceinture noire 1er Dan et continuent leurs efforts pour s'améliorer. II est indéniable que cette école commune du corps et de I'esprit est à la portée de nos conceptions occidentales, qu'elle est aussi la meilleure méthode visant à la synthèse de I'individu. Elle permet à I’homme de faire un juste bilan de ses possibilités et de savoir en user totalement.


   Sport complet, dans I'abstrait et le concret de la vie, sport qui a su s'élever au niveau d'un art parfait, le Karate-do contribuera peut-être à rendre à la race blanche sa vitalité perdue, cette confiance, cette force, cette foi que les Jaunes ont su préserver en eux et adapter avec bonheur à toutes les conquêtes de la civilisation.



   Texte et photographies de Robert PICHENET.   


   (Texte paru dans le numéro 60 de la revue Connaissance du Monde de novembre 1963)

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