Au Portugal¹, il existe un comité de budo qui dépend du ministère de la défense. Excepté le judo, tous les budo étaient sous la tutelle de ce « comité ». C’est un reste de la période de la dictature. Un jour le maître avait rendez-vous avec le chef de cette commission pour dîner. Il s’agissait d’un général de l’armée de l’air qui s’appelait Portugal. Il était venu une fois me voir lors d’un stage d’été et avait salué tout le monde : c’est pour cela que je le connaissais déjà. Le jour du rendez-vous le Général Portugal a amené son officier qui faisait aussi office de chef de bureau. Il y avait Maître Egami, son épouse, le secrétaire Miyamoto, le président et le secrétaire du Shotokai du Portugal et moi. Après les présentations et les salutations le dîner a commencé. Le Maître a adroitement trouvé un sujet pour parler avec le Général Portugal et l’ambiance de la conversation était bien animée : ils discutaient en riant et souriant tout le temps. Tous les Portugais parlaient bien français c’est donc moi qui ai traduit. Ils ont parlé de l’Association de Karaté, mais pas beaucoup.
J’avais déjà appris à mon Maître que le Général Portugal ne connaissait pas bien le karaté. A la fin du dîner, juste avant le café, en sortant une cigarette le général a demandé à Mme Egami, qui était assise à côté du Maître : « Madame, est-ce que je peux fumer ? ». Je l’ai tout de suite traduit. Mme Egami fut très surprise (c’était la première fois dans sa vie qu’on le lui demandait) mais elle a quand même répondu : « Oui, bien sûr ». Pour cette fois tout c’était bien passé mais les problèmes allaient venir après.
En effet après cela tout un chacun demandait à chaque fois et à n’importe quel endroit sa permission pour fumer !
Au début elle répondait poliment. Finalement, le Maître aussi lui demandait en la taquinant. Enfin, Mme Egami, a commencé à répondre, dès qu’elle entendait : « Mme … ? », tout de suite elle rétorquait : « Non ». Ou « Est-ce que je p… », « non, non » elle ne laissait plus finir la question et cela faisait rire tout le monde. Pour le Général cette coutume était tout à fait naturelle mais pour nous autres japonais c’était une sorte de snobisme, il était donc très difficile de le demander naturellement. Je pense que c’était normal qu’elle soit surprise.
Un jour j’ai guidé le Maître au Château de Versailles. J’étais plutôt venu l’accompagner. J’y suis déjà allé plusieurs dizaines de fois et normalement j’aurais du être capable de bien expliquer la visite mais à chaque fois que je viens j’oublie tout. Ainsi à chaque fois que je viens ici j’éprouve une nouvelle impression. C’est étonnant. Ce jour-ci le Maître avait l’air très content et il a regardé partout, mais il devait être très fatigué à cause de son voyage qui durait déjà depuis un mois. Dès qu’il trouvait un banc dans le couloir il s’asseyait. Enfin j’ai commencé à m’inquiéter de l’heure. J’avais l’intention de retourner à Paris, car le Maître ne mange pas de viande et je n’étais pas sûr de retrouver le bon restaurant pour lui à Versailles. En consultant ma montre j’ai pris le Maître sur le dos (à califourchon) et j’ai fait le tour du château avec mes élèves. En Suisse, en Italie je l’avais déjà fait donc j’étais déjà habitué. A mon avis le Maître est beaucoup plus lourd qu’il ne le paraît, peut-être avait-il des gros os ?
Au début du séjour à Paris il est descendu chez M. Dubois qui habitait Faubourg Saint-Honoré, à côté de l’Arc du Triomphe. Un jour, je ne me rappelle plus à quel sujet il a dit en blaguant : « je vais vous montrer la danse des os ». Il était très maigre donc j’avais pensé qu’il était léger et je fus très surpris en le prenant sur mon dos de voir qu’il n’était pas si léger que cela. Je me souviens encore qu’il m’a remercié mais à vrai dire je ne crois pas qu’il fut si content d’être porté.
Cela se passait aussi chez M. Dubois, il n’y avait que le Maître et moi, il a avoué : « j’aurais du venir en Europe quand j’étais plus jeune… » en disant cela il a eu l’air de regretter et ensuite il a baissé les yeux.
Peut-être a-t-il comparé l’état de son corps et du mien et j’ai gardé le silence car je ne trouvais rien à dire, encore maintenant je ne peux oublier cette scène. Certainement qu’il aurait voulu se promener en Europe tout seul sans monter sur le dos de personne.
Permettez-moi de vous raconter encore une histoire de califourchon. Une fois j’ai monté l’escalier central de l’Opéra de Paris avec le Maître à califourchon. Même si je savais qu’il y avait des ascenseurs. Mais ce jour là la foule se bousculait. Quand j’ai atteint le premier étage un employé de l’Opéra s’est approché et nous dit : « Il y a un ascenseur ! ». Il a bien du penser que nous étions des paysans.
Par le passé je venais souvent à l’Opéra. Mais je ne regardais que les ballets de danse car j’avais une amie qui était danseuse. De toute façon, l’Opéra est trop difficile pour moi, je ne comprends rien à ce qu’ils disent et chantent. Pour entendre simplement la musique le balcon du 4ème étage était suffisant. De temps en temps je jette un coup d’œil en bas pour regarder la scène.
Heureusement ce jour-là il y avait un programme de danse. Il y a deux ans quand le Maître est venu à Paris nous n’avions pas pu y aller. Il y avait un gala réservé exclusivement aux diplomates et au Président de la République.
Avant de repartir le Maître m’avait demandé de le laisser partir et rentrer tout seul avant la fin du spectacle. Il lui était difficile de rester longtemps assis sur une chaise. J’ai fait attendre une voiture dehors. Je pensais qu’il voudrait repartir au bout de 30 ou 40 minutes. Mais à chaque fois il me disait : « Ca va encore ».
Nous avions une place au premier balcon, face à la scène. C’était un compartiment pour six personnes. Les sièges n’étaient pas inconfortables et il y avait un canapé à l’arrière. Si le Maître voulait, il pouvait se coucher. En plus de nous quatre, il y avait un jeune couple français et le Maître a regardé le spectacle avec un coude posé sur le balcon. De temps en temps il changeait de coude.
C’était la première fois que je voyais ce ballet et j’ai trouvé que c’était bien. A l’entracte je me suis inquiété et lui ai demandé : « Maître, vous allez bien encore ? » Il m’a répondu : « Oui » et il a ajouté « Mottai nai » (c’est dommage ou quel gâchis-ndlt) » et il s’est tu. Ensuite il a regardé jusqu’au bout.
Je ne sais pas si c’était à cause de son intérêt pour la danse ou son souci de ne pas gâcher une invitation. Mais je me souviens très bien de ses mots « Motai nai kara da».
Ce matin j’étais nerveux dans le taxi parce que je m’étais réveillé en retard malgré moi. La veille j’avais proposé de prendre le petit-déjeuner ensemble aux Champs-Élysées. C’était le seul souhait que le Maître avait exprimé. Pendant ses voyages il se remettait toujours à moi et à mes choix. Jamais il n’exprimait le moindre souhait. Quand il était fatigué il disait juste : « Partez, allez-y, je reste ici ». Dans ce cas soit moi soit un de mes élèves restait avec lui. A ce moment-là il s’amusait en apprenant la conversation française avec les Français. Et souvent j’entendais mes élèves dire : « Le Maître m’a parlé de telle ou telle chose. »
Jamais il ne se plaignait de ne pas comprendre le français.
Enfin, nous étions en retard pour le petit-déjeuner. C’était le mois de juin et il y avait un beau soleil, le temps était idéal, et puis un petit-déjeuner aux Champs-Élysées c’est toujours agréable p arce que nous pouvons manger en terrasse et l’endroit était vraiment vaste avec une belle vue. Les croissants d’ici sont tellement bons. Nous sommes allés au Fouquet’s, qui se situe au coin de l’avenue George V et des Champs-Élysées en descendant de l’Arc de Triomphe. Récemment la terrasse a été protégée par des vitres et je trouve que c’est dommage. Mais à cette époque le store sortait d’à peu près trois mètres et les tables et les chaises étaient disposées en plein air. La joie des parisiens c’est de boire un café en regardant les passants et nous aussi avons fait de même.
Le Maître a pris du café et Mme a pris du thé. Je me rappelle que c’est à ce moment-là qu’il avait l’air le plus content de tout son voyage.
En plus sa santé était merveilleuse et il était de très bonne humeur. De quoi avons-nous parlé ? Je crois que j’ai parlé de l’histoire de la construction de l’Arc de Triomphe ou de l’histoire de Paris en m’exprimant comme si j’étais un grand historien. Il m’a bien écouté en souriant et en donnant son approbation de la tête. Il avait l’air vraiment joyeux. Maintenant encore je regarde souvent le film de 8 mm de cette journée pour me souvenir de cette journée avec le Maître. Et puis du dîner dans un bateau-mouche sur la Seine, de la Cathédrale de Notre-Dame, de la butte Montmartre, etc., etc. Les souvenirs ne s’épuisent jamais.
Peut-être dans une vingtaine d’années je rejoindrais mon Maître. A ce moment-là nous nous parlerons beaucoup des souvenirs de ce voyage en Europe.
Je souhaite et je prie profondément, de tout mon cœur, pour son sommeil tranquille, calme et éternel.
Tetsuji MURAKAMI
(Lettre de Maître Murakami publié dans « Egami Shigeru Tsui Soroku »)
(Traduit du japonais par Nobuo Yamamoto et Luís De Carvalho) |